Une belle paire de jambes (Abigail McDowell)

Une belle paire de jambes (Abigail McDowell) 1

Cette maison visitée quelques semaines plus tôt semblait banale avec ses carreaux gris par terre et sa cuisine agencée comme une photo de catalogue de magasin d’ameublement. Rien d’audacieux, rien de spécial, la maison parfaite pour lui. Un étage et une terrasse devant le salon. Il l’achète, prévoit un déménagement plein de labeur, d’amis et famille motivés… enfin presque. Les pizzas sont commandées, les bières patientent au frais dans la nouvelle cuisine ennuyeuse. Les cartons font le va puis le vient, les meubles aussi. Enfin, il ne reste plus que l’armoire de tatie. Non, non, il faut la mettre à la déchetterie. Elle ne lui sert pas.

Famille proteste pour l’amour de tatie :

— Ha non, pas la déchetterie !

Amis font la moue, elle est bien lourde l’armoire de la tatie.

Famille tient bon pour la tante :

— Et le grenier ?

Alors l’armoire de tatie monte les escaliers en soufflant, en geignant, en râlant. Dans le grenier, pas de chance ! C’est déjà la cohue.

Il y en a partout des affaires, des malles, des livres poussiéreux, des jeux d’enfants sans yeux ni bras, des abat-jour sans lampe, des lampes sans abat-jour, des salopettes en velours…

Du coup, on pousse l’armoire de tatie dans un coin, juste à côté d’un paravent de restaurant chinois.

L’armoire de tatie a achevé la bonne volonté de Famille et Amis qui repartent dans un nuage de poussière. « Il se fait tard, les enfants, le bain, le travail, salut, merci, au revoir, bonne installation, ça va aller ? oui, oui merci, au revoir, à bientôt pour la crémaillère… »

Se retrouvant tout seul dans le grenier, il maudit tatie d’aimer les meubles aussi gros. Il maudit surtout les précédents occupants de lui avoir laissé tant de bazar. Il a déjà l’armoire de tatie et n’a pas besoin d’autres vieilleries, encore moins celles des autres.

Il fouine quand même, parce qu’on ne sait jamais. Mais non, rien de bien folichon, juste de vieux trucs invendables, oh et puis ce paravent ! Qu’il est laid ! Il doit partir, c’est trop moche. Il s’approche pour le saisir. Mais voilà que derrière le paravent bon marché aux volatiles dégingandés, une paire de jambes se dévoile.

Les deux jambes le regardent. Assises sur une chaise en bois, leur sac à main sur les genoux, elles le fixent. Les fines résilles s’étirent de bas vers le haut pour aller se finir sous une jupe grise. Les escarpins sont ouverts au bout par un trou. Les orteils se battent pour sortir l’espionner, en train de les regarder.

C’est incongru, bizarre, étrange, énigmatique de voir ces jambes croisées sans tronc ni tête, ou plutôt avec en guise de tronc un sac à main adossé au dossier de la chaise.

Toujours en les observant, il sourit. Des jambes qui paraissent tellement vivantes. Elles sont plutôt séduisantes, ces guibolles, peut-être même coquines avec un peu de chance. Non mais, il n’en croit pas ses neurones d’avoir pensé ça !

« Ce ne sont que des jambes en plastique, vieux lubrique ! Ressaisis-toi ! »

Il redescend finir d’aménager sa maison normale.

La nuit, les jambes du dessus se promènent langoureusement dans ses rêves. Il se réveille en sueur.

«  Quel vieux fou tu fais ! » se sermonne-t-il assis dans son lit.

Il se rendort. Dans le grenier une paire de jambes soupire après le vieux fou.

Le quotidien frappe à sa porte le lendemain. Courbaturé, il attrape son bus pour aller au travail. Ses collègues s’inquiètent du déménagement pour lequel ils n’ont pas pu venir. Ils en sont tellement désolés. Ils se rattraperont pour la crémaillère, promis.

Il s’en fiche, il n’écoute pas : des jambes en plastique habillées de résilles noires rôdent sur l’écran de son ordinateur, dans la tasse de café du matin puis celle d’après le déjeuner. Elles errent aussi dans les reflets vitrés des couloirs mornes. Elles se baladent tellement qu’il en a des ampoules aux pieds.

Revenu à la maison, il jette ses clefs dans un vide-poche, lance sa veste sur un portemanteau, balance ses chaussures pour venir s’affaler sur le sofa. La paire de jambes l’attend, installée douillettement entre deux coussins.

« Quoi ? J’ai la berlue ? »

Mais non, il n’a pas la berlue. Les membres inférieurs artificiels ont fui les odeurs de restaurant chinois pour s’asseoir sur son canapé. D’ailleurs, elles se rapprochent de lui, non ?

« Nom de nom ! »

Il part dans la cuisine attenante au salon en jurant. Le robinet de l’évier coule, il s’asperge le visage. Il grignote un truc, se détend. Puis revient vers le canapé où sagement l’attend toujours la paire de jambes en escarpins ouverts…

Bien sûr, il la remonte dans le grenier. Il ne comprend pas très bien ce qui se passe. Il doit être fatigué. Quelqu’un hier soir l’a sûrement descendue avant de quitter la maison, pour lui faire une blague.

Le matin, Quotidien revient le chercher pour le pousser jusqu’au travail. La journée se passe. Les jambes en résille, aussi, passent partout où il va. L’heure de la pause déjeuner arrive. Un resto chinois à midi ? Mais qu’est ce qu’il dit ? Il a vraiment proposé ça ? Il déteste la cuisine asiatique ! Il faut vraiment qu’il prenne des congés.

Arrivé chez lui à la fin de la journée, même cérémonial : clefs, veste, chaussures qui valdinguent, zou ! Il s’arrête interloqué. Sur le canapé, la paire de jambes l’attend. Il soupire. Et s’assoit à côté. Elles se rapprochent. Il précise :

« Cette nuit, vous repartez dans le grenier ! »

Puis il prend la télécommande. La télévision s’allume. Au moins, il peut choisir sa chaîne. Pas de bras, pas de télécommande ! Il sourit.

Le film terminé, il remonte installer les jambes sur la chaise, derrière leur paravent aux odeurs de cuisine asiatique.

Des rêves de résilles viennent le bercer dans son lit. La porte du grenier grince. Il se retourne dans son sommeil. Deux jambes s’installent en haut des escaliers, puis se croisent. Elles ont le temps.

Il fait jour. Il se lève, se gratte les « parties masculines », comme disait tatie, bâille. Les toilettes le soulagent. La douche le réveille. Dans la cuisine, il se dirige vers la cafetière qui coule déjà. Sur un tabouret, les jambes sont là. Elles pendent joliment mais toujours croisées, comme des jambes de star.

« Alors, comment ça va, les filles ? » ironise-t-il.

Il attrape un thermos, verse le café dedans.

« À ce soir ! » lance-t-il en sortant de la cuisine.

Il s’arrête. Non mais ça ne va pas mieux, lui ! Mais le bus l’attend. Il ferme la porte d’entrée.

Maintenant, les filles vont et viennent dans la maison grise. Tranquilles. Elles attendent le matin sur le tabouret de la cuisine. Le soir sur le canapé. Il les remonte chaque nuit. Et chaque nuit, les jambes attendent sur la première marche de l’escalier, puis la deuxième, ensuite la troisième… jusqu’à la dernière.

Quotidien est en week-end. Lui aussi. Grasse matinée entre en scène. Deux jambes n’ont plus envie de poireauter dans la cuisine. D’un commun accord, les deux membres inférieurs décident de mettre une option sur le côté gauche de son lit. Lui est trop fatigué à cause du quotidien pour protester. Il s’enroule dans la couette. Pas de bras, pas de couette.

Le soir, Amis appellent. Il sort, un cinéma, un repas, une bière. Ennui, terrible ennui. Deux jambes résillées le poursuivent sur l’écran. Elles se glissent dans le menu, dansent dans la mousse de malt. Vite, vite, il faut rentrer ! Amis le taquinent : « Déjà ? Comment elle s’appelle ? » Il sourit et part.

Cette fois, en rentrant, personne ne l’attend sur le canapé, ni sur les marches, ni sur le coté gauche du lit. La porte du grenier grince puis claque. Les jambes boudent. Quand même un peu déçu, il hausse les épaules : après tout, ce ne sont que des jambes ! Il va se coucher.

Sur le coté gauche du lit, les jambes se prélassent comme un dimanche matin. Il sourit en les sentant se frotter contre lui. Il les enlace. Non mais qu’est-ce qu’il fait ? Il devrait peut-être consulter. Dimanche est là. Emmaillotés, enlacés ensemble dans un univers douillet de coton, ils sont bien. La maison grise s’éclaire sous le soleil du week-end.

Voilà des mois qu’ils vivent ensemble, la paire de jambes en plastique et lui. C’est bon, c’est bien. Parfois, ça manque un peu de conversation et de bien d’autres choses. Alors il sort, rencontre des paires de jambes en chair et en os. Mais à ses yeux elles semblent grises comme sa maison de catalogue.

Il rentre à chaque fois chez lui, revient toujours vers sa paire de jambes à escarpins et résilles noires. Sauf ce soir là, quand chez des amis il la rencontre, joyeuse comme un jour de congé en été. Cette nuit, une paire de jambes en plastique se languit sur le côté gauche du lit.

Tous les soirs suivants ou presque, il les passe avec elle tandis que deux jambes errent dans la maison, esseulées. Un jour, il rentre. Les jambes bondissent à sa rencontre. Il les prend dans ses bras. Les jambes se pelotonnent contre lui. Le bonheur !

Pourtant, il monte les escaliers du grenier pour les asseoir sur la chaise derrière le paravent. Puis il sort du grenier sans un mot. Les jambes pendent, abasourdies.

Un coup de sonnette plus tard, elle entre joyeuse dans le salon. Bruyamment, elle s’extasie sur la maison grise. Tout à coup, un grand bruit vient du plafond. Elle sursaute. Il la rassure. Ce n’est rien, quelque chose a dû tomber dans le grenier. En haut, les deux jambes en plastique sont tombées de leur support, entraînant le paravent avec elles.

Elle a investi la maison grise et sa vie. Joyeuse, elle lui prend la télécommande, s’enroule dans la couette. Il est aux anges, elle aussi. Pourtant quelque chose les gêne. Ils entendent marcher la nuit : « Si, si, dit-elle, je t’assure, comme des bruits de pas, comme si quelqu’un marchait en talons là-haut. »

Lui, il sait mais ne dit rien, évoque des chouettes ou de gros rats. Elle achète des pièges qu’il jette dans une poubelle du quartier. Parfois, le matin, la porte de la chambre s’ouvre sur deux jambes à talons. Il jure alors en chuchotant puis remonte les coupables en les menaçant de rejoindre les pièges à rats dans la benne du quartier.

Un soir, en rentrant ensemble, il et elle trouvent la paire de jambes en train de regarder la télé. Il s’interroge tout bas : mais comment ont-elles fait pour allumer cette télé ? Elles n’ont pas de bras ! Elle s’inquiète tout haut de ces jambes : mais pourquoi a-t-il ça chez lui ? Pourquoi sont-elles sur le canapé vintage tout neuf ?

— Pour l’essayer certainement, elles ne le connaissent pas celui-là !

Puis il rit, elle aussi. Il est tellement drôle même si son humour est étrange. Elle file prendre sa douche en lui faisant un clin d’œil. Ouf, c’était moins une. La prochaine fois, elles vont dans la benne !

Il les remonte et ferme à clef le grenier. La douche coule encore quand il redescend. Il se déshabille et s’y glisse. Elle l’attendait, bien sûr. Seulement, elle glousse un peu trop fort…Là-haut, l’armoire de tatie tombe lourdement. En bas, ils ont autre chose à faire que de s’occuper d’une vieille armoire inutile.

Elle est seule dans la maison. Il est parti en déplacement professionnel, loin d’elle. La porte du grenier ne s’ouvre pas. Il s’en est assuré avant de s’en aller. La nuit, elle entend les pas au plafond qui ont repris. Tiens, il faudra vérifier les pièges à rats. Il le fera en rentrant, pense-t-elle. La porte du grenier bouge sur ses gonds. C’est le vent ou les courants d’air, sûrement.

Elle feuillette des magazines de décoration d’intérieur : des exemples réussis de rénovations de grenier, des salles de jeux, des chambres d’enfants bleues et blanches. Elle les pose sur la table basse du salon. C’est l’heure de dormir. Le lendemain, elle ne retrouve pas les magazines. Où a-t-elle pu les ranger ?

Quelques jours ont passé, elle n’est plus du tout joyeuse. Elle a peur. Les bruits au grenier sont de plus en plus forts. Elle se sent épiée. Des ombres passent furtivement dans les pièces où elle se rend. Un matin, en se levant, elle marche sur les magazines perdus. Ils étaient étalés là au pied du lit, complètement déchirés, ou plutôt comme si quelqu’un les avait piétinés.

La porte de sa chambre s’ouvre la nuit et celle du grenier grince de nouveau. Il s’en inquiète au téléphone. « Rejoins-moi. On passera le week-end là-bas, c’est si beau. » Il lui réserve un billet d’avion pour le soir.

En fin de journée, elle rentre la peur au ventre. Elle file dans la chambre faire une rapide valise pour prendre l’avion. Elle ne voit pas la paire de jambes qui la guette dans le couloir. Elle franchit vite le seuil de la pièce, trop vite. Elle trébuche sur quelque chose : encore cette paire de jambes, comment sont-elles…

Elle n’a pas le temps de finir de penser. Elle tombe, se cogne la tête contre un mur. Des escarpins noirs ouverts la piétinent, écrasent ses tempes. Elle saigne, étalée de tout son long. Les jambes vont s’installer tranquillement sur le canapé.

Il revient en urgence : elle n’a pas pris l’avion. Il rentre dans la maison grise comme une furie. Il ne prend pas le temps de balancer les clefs, la veste et les chaussures. Il voit les maudites jambes installées sur le canapé. Il hurle, demande où elle est, ce qu’elles ont fait.

Enfin, il la voit allongée sur le sol, du sang auréole sa tête. Vite, il appelle les secours qui arrivent à grands coups de sirène. Elle est évacuée vers l’hôpital. Quelle chance, elle vit encore mais à peine. Il suit l’ambulance en pleurant.

Deux jambes en plastique habillées de résilles et chaussée d’escarpins noirs à bout ouvert sont découvertes par les nouveaux propriétaires, sur le canapé du salon gris. Étrange.

Ils ont acheté la maison en l’état et au rabais. Quelle aubaine ! Cette maison a vécu un terrible événement. Une femme s’y est blessée gravement. Son compagnon a vendu la maison pour payer ses soins. Elle n’est plus tout à fait la même. Elle habite dans une maison spécialisée. Lui n’est jamais revenu. On dit même qu’il est devenu un peu fou. Quelle tristesse.

Les propriétaires ont fait venir un brocanteur qui récupère les meubles et le reste. Il s’extasie sur une vieille armoire très laide mais aussi très lourde. Le brocanteur propose de les débarrasser des jambes en plastique. Elles ne valent rien de toute façon. Il fait de l’œil à cette belle paire de jambes si séduisantes avec leurs résilles. Avec précaution, il les installe ensuite sur le siège passager de son camion rempli à craquer. Il démarre, passe les vitesses.

Sa main vient les caresser. Elles sont si tentantes !

©Abigail McDowell (a.k.a Priss)

Cette nouvelle a été publiée dans le cadre d’un appel à texte pour la revue numérique l’Ampoule  (n°22) des éditions de l’abat-jour. Si vous aimez les histoires sombres et ou étranges, je vous invite à consulter leur site internet où vous retrouverez toutes leurs publications:

http://www.editionsdelabatjour.com