Représailles

Représailles 1

Représailles

Petite Tête est assignée à la préparation des cocktails molotov, pour l’ex-barman ça lui convient bien. Des rumeurs ont rapporté que l’évacuation sera pour demain. Alors ce soir, tout le monde s’active. Petite Tête s’affaire tant et si bien qu’il est déjà tôt le lendemain matin lorsqu’il a finit sa tâche. Fatigué, il rejoint son sac de couchage.

En chemin la brume tombe, on n’y voit à peine. Les obstacles jonchent son chemin, d’autres l’empêchent d’avancer: pourquoi y-a-t-il autant de branches sur ce passage ? D’habitude il est plutôt dégagé…Tout à coup, c’est le chaos. Des hurlements jaillissent de tous les côtés, on cherche à le saisir de toutes parts. Mais qu’est-ce qui se passe? Une grande douleur dans le thorax, il s’étouffe, puis plus rien.

Dans la ZAD, toute trace d’humanité a enfin disparu. Repue, la brume reflue doucement.

Un léger voile s’attarde encore sur la forêt, lorsqu’ils arrivent à l’aube, équipés, tendus en vue des affrontements à venir. Leurs boucliers sont levés, les matraques pendues à leurs ceintures. Les engins de chantier juste derrière sont prêts à intervenir pour débuter le chantier d’un parking. Mais quelque chose ne colle pas. Sur le chemin ils ont bien rencontré des barrages de tracteurs ou de pneus, mais personne pour les garder. Des herses bricolées avec les moyens du bord sont laissées à l’abandon sur le bord de la piste. Etrange…

— C’est sûrement un piège, murmure un voisin de Jo

Jo qui ne l’écoute pas, reste concentré pour ne pas déconner, pour ne pas faire de bavures, et pour rentrer entier. Il est entré dans les forces de l’ordre, non pas par choix, ni pour manger, juste parce qu’il est bon à ça. Il avait essayé des tas d’autres jobs mais c’est le seul qui lui ai jamais réussi malgré son âme pacifiste.

Son unité avance toujours précautionneusement puis finit trouver le quartier général. Devant Jo et ses collègues, des hamacs vides, des armes bricolés, des pancartes ou des ordinateurs ouverts se sentent délaissés. À cela s’ajoute quelques moutons désoeuvrés se baladant entre les arbres. Avec minutie, les lieux sont fouillés mais l’unité ne trouve personne. Les engins vrombissent d’impatience, depuis le temps qu’ils attendent : c’est enfin à eux de jouer. Attention, trois, deux, un…

-STOP, crie Jo

Encore ce Jo…son chef ne sait plus quoi faire avec cet énergumène, il n’est pas normal celui-là. Qu’est ce qu’il peut bien vouloir encore ? Il faudrait vraiment qu’il arrête de lire, ce n’est pas bon pour son mental. Il se dirige vers son agent dont les yeux écarquillés fixent le sol sous un arbre. Vraiment, il n’est vraiment pas normal celui-là. Alors tout doucement comme si il risquait de dévisser à tout moment, il lui chuchote :

— Que t’arrive-t-il?

Jo ne répond pas alors le chef regarde ce qui hypnotise son agent : une jambe poilue, nue, presque inconvenante sort des racines du chêne pour s’avachir sur le tapis feuilles mortes. Le chef en a vu d’autres mais ça…c’est comme si elle sortait de la terre pour fuir.

— C’est bizarre, finit par articuler son agent.

— Tu penses ?

— Bin oui, elle devrait être à moitié bouffer cette gambette. Les animaux auraient dû l’entamer.

— C’est la seule chose qui te gêne ? Répond le chef abasourdi.

Son interlocuteur hausse les épaules, en secouant la tête le chef part avertir qui de droit. Les machines déçues de ce énième contretemps arrêtent leurs moteurs.

En creusant, plusieurs couches de cadavres avaient été mises à jour par la scientifique : des défenseurs de la zone. Les corps plus ou moins décomposés se trouvent au pied d’arbres qui s’y enracinent furieusement. Comme si elles y avaient plongé volontairement. C’est pourtant impossible, non ?

Une bataille s’engage avec les arbres pour les en libérer. Il paraît impossible de détacher les cadavres des racines. Malgré les consignes habituelles de sécuriser ou de préserver les lieux ou les corps, on tire ou pousse tout ce que l’on peut attraper : bras, jambes, orteils, en vain.

Avec le même succès, on essaye ensuite de couper les racines à la tronçonneuse, mais les engins se cassent ou s’arrêtent soudainement. La scientifique n’y comprend rien, tout le personnel disponible a été réquisitionné. Appelés à la rescousse, des botanistes n’y comprennent rien non plus. Une véritable armée de cerveau se gratte la tête complètement perdue par cette découverte. Quelques uns déjà pètent un plomb à force de se battre contre les racines dans la chair et le sang.

— C’est comme si ils ne voulaient pas les lâcher, confie un stagiaire en pleurant sur l’épaule d’une légiste.

Depuis sa découverte et le début des recherches, les collègues de Jo n’en finissent plus de rendre leurs dîners, déjeuners et petit-déjeuner de la veille voire de l’avant-veille. Mobilisés eux aussi, malgré leurs protestations, ils se relaient pour venir en aide à leurs collègues spécialistes des scènes de crime. La vue des corps empalés par les arbres, les odeurs de putréfaction qui remontent, transcendent largement leurs limites. Le chef proteste au téléphone:

— Ce n’est pas dans nos attributions, ni nos compétences

Personne ne l’écoute.

Adossé à un tractopelle entre deux corvées de désenfouissage, Jo attend les ordres pour rentrer, ceux que personne ne semble vouloir donner.

Quand la légiste se cache derrière l’engin pour boire un coup, elle l’entend qui marmonne plus pour lui-même qu’il ne suggère:

— Faudra peut-être tronçonner les cadavres à ce rythme là. Je voudrais bien rentrer, moi.

Il a raison, pense t’elle. Elle finit sa pause boisson puis ordonne de couper les corps. Bien sûr, d’abord il s’agit de documenter minutieusement la scène de crime qui n’en finit pas de s’agrandir ou plutôt s’approfondir. Des strates de corps, des os : un véritable charnier d’après certains avec plus d’expérience. Bien sûr, ils en sauront plus dans les jours à venir.

Finalement, les premiers morceaux bien emballés, étiquetés remplissent un premier fourgon prévu à cet effet. Enfouis dans le substrat de la forêt, d’autres morceaux attendent leur tour.

Tard le soir, l’unité de Jo finit par évacuer le site. Tous ses collègues sont soulagés de quitter ce cimetière sous la terre. Lorsque leur véhicule s’éloigne, Jo aperçoit la lumière des projecteurs qui vacille sous un léger voile brumeux. Sous cette lumière, les grands arbres deviennent monstrueux, leurs branches semblent s’étendre menaçante vers les policiers toujours affairés à la recherche d’indices. De loin, il lui semble même que l’une d’elle touche presque la légiste rousse occupée à observer quelque chose entre ses mains.

Pendant ce temps, un stagiaire assigné aux effets personnels des victimes a trouvé une caméra miraculeusement en fonction dans les affaires. Sans vraiment considérer le protocole -on en était plus à ça près- la légiste, intriguée par cette folie meurtrière, l’allume pour visionner si par hasard on avait filmé avec. Elle voit une tête jeune et optimiste raconter les préparations pour défendre la ZAD.

Selon l’horloge de la vidéo, il est trois heures du matin mais les défenseurs sont encore à pied d’oeuvre et ce jusqu’à ce que la brume tombe. Puis, des hurlements d’agonie se font entendre, le visage de la légiste devient livide. Les images sont brouillées. Elle aperçoit quand même un militant empalé par une racine de chêne, tiré sur le sol, et qui finit engloutit vivant sous l’arbre. C’est encore le chaos pendant quelques minutes puis la brume se lève doucement. Tout revient à la normal.

Ce chêne… Elle regarde autour d’elle. puis lève la tête vers la cime au dessus. Bon sang, c’est le même ! Il faut donner l’alerte, fuir cette zone. Mais c’est bien trop tard. En un instant, le léger voile brumeux devient une purée de poix opaque terrifiante. Une voix résonne dans sa tête:

L’humanité est une plaie, entend-elle, je vous ai tout donné. Vous ne faites que tuer ou détruire.

— Qui-êtes-vous?

— Je suis la Vie, mais aussi la mort qui vous attend tous.

Le lendemain, Jo, dont l’unité a été mise au repos après les évènements de la veille, allume son récepteur. Une journaliste annonce la mise en quarantaine de la zone. Jo se demande si il ne devrait pas démissionner.

©Abigail McDowell (aka Priss)

Création réalisée dans le cadre du Prix Imaginarius 2017, Short Edition